Le 18 mai 2024, un mois avant la fin de mes deux années de régence (étape de la formation jésuite où l’on travaille dans une œuvre jésuite où ecclésiastique) au Maroc, j’ai participé à mon dernier rituel du thé parmi les belles dunes du Sahara. Un rituel qui a commencé quarante minutes avant lorsque nous sommes tous sortis pour contempler le coucher de soleil qui apaise le cœur, le ciel coloré qui laisse l’esprit profondément émerveillé, et ce vaste désert plein de dunes qui nous rappelle notre petitesse.
Mon rituel ultime du thé
Le rituel s’est déroulé à l’intérieur d’une « jaima » (une tente utilisée par les peuples nomades dans le désert du Sahara) qui était ornée de tissus marocains colorés et de canapés. Participent à cette belle expérience l’équipe de bénévoles de Caritas Laâyoune et certains de leurs proches, un ami sahraoui (nom donné aux gens de cette région), et deux compagnons jésuites, Josep Buades (Pep) and José Mª Segura (Chema), qui sont en visite chez nous. Nous sommes 11 personnes serrées dans cette tente colorée.
Le rituel du thé est présidé par notre ami sahraoui. Il mesure patiemment la quantité de thé dans sa main en fonction du nombre de personnes présentes et le met dans la théière pendant que le charbon brûle à côté de lui. Il s’arrête pour bavarder un moment, puis met la bouilloire sur le charbon, et tout en continuant à raconter des histoires et des anecdotes. Nous passons un peu de temps à bavarder alors que le thé atteint son point d’ébullition. Il ajoute du sucre et pendant qu’il continue à parler, il le mélange en le versant dans les verres à thé et en le remettant dans la théière. Enfin, la première tour de thé est prête et servie avec précision dans chacun des verres pour chaque personne à l’intérieur de la tente. La première tour de thé en trois a été un succès, maintenant nous passons à la deuxième.
C’est au cours du deuxième tour que la grande signification de ce rituel est discutée. L’un des volontaires s’est souvenu d’une phrase touristique à propos de ces trois tournées de thé qui dit : « la première est amère comme la vie, la seconde est sucrée comme l’amour et la troisième est douce comme la mort », avant cette phrase, Pep partage avec nous une autre pensée d’un ami du Moyen-Orient lui a partagée il y a des années : pour le rituel du thé, trois choses sont nécessaires : « le charbon de bois, la compagnie et laisser passer le temps» (Jimar, Jama3, Jar).
En écoutant ces paroles, elles m’ont rappelé mon chemin apostolique au sein de la Compagnie de Jésus, deputies que je me suis plongé dans les quatre verbes que le pape François nous a proposés il y a plusieurs années : « accueillir, protéger, promouvoir et intégrer », et qui m’ont conduit à cette « jaima ». Quatre verbes que j’ai vus se manifester au cours des deux dernières années dans les trois mots que je viens d’entendre : « charbon, compagnie et temps ».
CHARBON
Les ingrédients du thé sont le thé vert, l’eau et le sucre, mais pour obtenir la boisson souhaitée, ces ingrédients doivent être mis dans une théière et soumis à la chaleur des braises ardentes du charbon.
Ces ingrédients sont la métaphore parfaite pour parler des expériences vécues et partagées avec tous ceux que j’ai rencontrés au cours de ces deux années. Des expériences partagées qui ont été parfois rafraîchissantes, douces ou amères, et qui ont marqué et transformé mon cœur et ma façon de voir le monde. Des expériences qui brûlent et marquent les profondeurs de votre cœur à mesure que vous vous en approchez.
Au cours de ma première année, dans la ville de Nador, au nord du Maroc, j’ai été approché par la Délégation diocésaine pour les migrations, où j’ai prêté une oreille et un cœur à tant de sœurs et de frères subsahariens qui sont venus dans cette partie du continent. Au Centre Baraka j’ai enseigné l’Espagnole à des hommes et des femmes marocains en risque d’exclusion sociale et formé l’équipe de travail.
Au cours de ma deuxième année, c’est par l’intermédiaire de la Caritas Préfecture Apostolique du Sahara, que j’ai agi en tant que coordinateur.
Voici donc les trois théières qui m’ont rapproché des réalités qui brûlent et agissent dans la vie de tant de personnes, d’hommes, de femmes et d’enfants en situation de mobilité ou à risque d’émigrer en raison des conditions de vie difficiles auxquelles ils doivent faire face chaque jour.
Des réalités qui, dans leurs pays d’origine et maintenant sur les routes de transit, ont marqué leur vie, celle de leurs familles et aussi celle de tous ceux qui les ont accompagnés. De dures réalités où de nombreuses vies sont consumées à mort, comme les déjà plus de « 5 054 personnes [qui] sont mortes à la frontière occidentale euro-africaine au cours des 5 premiers mois de 2024 ». Et d’une manière toute particulière, j’ai été touché et profondément marqué par les expériences de tant de femmes qui, à la recherche de meilleures conditions de vie pour elles-mêmes et leurs enfants, traversent et subissent ce creuset ardent de la migration dans un monde qui les traite avec indifférence et anonymat, mais qui continuent à lutter sans perdre espoir.
Je dois souligner que c’est dans cette approche du charbon de bois qui brûle que des rencontres ont surgi là où un thé a émergé, pour un instant a adouci le temps et l’espace qui nous entourent. Des moments d’espérance où l’indifférence et l’anonymat ont été mis de côté, et ce qui reste, c’est l’ébullition d’une relation cultivée et accompagnée, avec humanité, dignité. Quelque chose qui ne peut pas être raconté, mais qui doit être vécu et partagé.
COMPAGNIE
La compagnie est indispensable dans le rituel du thé. Je prends ici le moment de remercier tant de personnes qui m’ont accompagné et qui m’ont laissé les accompagner durant ces deux années. Au cours de ces cheminements réciproques, j’en suis venu à vivre les 4 verbes (accueillir, protéger, promouvoir et intégrer) de manière très intense et significative en minutes, heures, jours, mois et années.
Tout d’abord, je remercie les innombrables hommes, femmes et enfants d’Afrique subsaharienne à Nador et à Laâyoune, les femmes et les jeunes marocains de Nador, qui m’ont ouvert leur cœur et m’ont aidé à élargir mon cœur : شكراً (Merci)
À toutes les équipes de travail avec lesquelles j’ai partagé des moments joyeux et difficiles dans les tâches quotidiennes, où musulmans et chrétiens travaillent dans le but d’apporter un peu plus d’humanité et de dignité aux plus vulnérables et aux oubliés des sociétés : شكراً
À mes frères jésuites, la communauté en présentiel et itinérante au Maroc, la communauté virtuelle de la province d’Espagne et des États-Unis, qui m’ont accompagné dans les moments joyeux et difficiles. Pour m’avoir aidé à grandir dans mon identité de jésuite : شكراً
À tous mes nouveaux amis, musulmans et chrétiens, qui sont nés d’une « culture de la rencontre… [où] nous chercher à nous rencontrer, rechercher des points de contact, construire des ponts, envisager quelque chose qui inclut tout le monde » ; pour m’avoir appris à vivre la rencontre comme un style de vie : شكراً
Et enfin, je suis éternellement reconnaissant envers cette petite église au Maroc, des religieux et des religieuses, qui m’ont montré une manière radicale d’être une église par leur travail discret et silencieux envers les plus petits. Je suis particulièrement reconnaissant envers les Infantitas, les Filles de la Charité, les Oblats de Marie Immaculée et tant de bénévoles avec qui nous formons une communauté. Pour m’avoir montré à quoi ressemblent le visage, les mains, les pieds et le cœur de Jésus dans ces terres d’Afrique du Nord : شكراً
TEMPS
Enfin, et très important dans le rituel du thé, c’est le temps. Une grande leçon du peuple marocain a été de m’apprendre une nouvelle notion du temps. Mettez la montre de côté et laissez le temps être ce qu’il est. Être complètement abandonné au moment présent avec toutes mes résistances.
Deux phrases sont restées très présentes dans mon cœur et ont à voir avec cette notion de temps. L’un est le constant « Inch’Allah », ou « Si Dieu le veut » que nous avons hérité de l’arabe en la langue espagnole utilisé tout au long de la journée. En bref, laissez de côté l’inquiétude et laissez ce qui est attendu se produire quand Dieu veut que cela se produise sans avoir d’autres attentes du début ou de la fin.
Ce qui m’amène à la deuxième phrase « FYEDD ALLAH » ou « entre les mains de Dieu ». Une phrase que j’ai entendue de la part des femmes marocaines de la région nord, où elles m’ont appris à rester dans une confiance éternelle en la Providence. Une phrase qui m’a accompagné tout au long de ma deuxième année dans un exercice d’abandon continu dans les bras du Père lorsque l’incertitude me submergeait ou lorsque les choses se produisaient au moment le moins opportun.
Vers une Pastorale du Thé
Sans aucun doute, ce sont des expressions du temps, de la foi et de la vie qui m’ont aidé à cultiver la vertu de la patience. Une vertu que je souhaite continuer à cultiver et à développer sur les chemins où l’Esprit du Seigneur veut me guider, en particulier dans mes études de théologie qui commenceront en septembre prochain.
Dans mon cœur sont plantées les graines qui ont été semées par tous ceux qui m’ont accompagné au cours de ces deux années et sachant que tout est entre les mains de Dieu, je maintiens le désir de retourner un jour sur ces terres qui m’ont tant donné.
Pour l’instant, je porte avec moi la mission de créer de nouvelles « tentes » pour partager le rituel du thé, ou plutôt, une pastorale du thé où nous sommes présents lorsque on :
- écoutons les expériences des vies sacrées de ceux que nous rencontrons en chemin et qui nous amènent à enlever nos chaussures pour respecter et soutenir ;
- profitons de la compagnie du moment sans aucune attente, et être ainsi capable de prêter une oreille et un cœur attentifs aux trésors partagés ;
- laissons passer le temps avec patience et liberté, car ce sont peut-être ces rencontres qui donnent de la dignité et marquent une relation sincère.
Jusqu’au prochain rituel du thé, Inch’Allah !
Danilo MENDOZA RUGAMA, sj (UWE)
Jésuite en formation